mercredi 5 novembre 2008

Obama : et après ?

Le candidat du changement vient d'être élu président et les Etats-Unis - et le monde entier avec eux - sont encore plongés dans la douce euphorie du rêve devenu réalité. En une soirée, Barack Obama a réussi à effacer comme par magie les conséquences ravageuses de huit années de bushisme vis-à-vis de la communauté internationale, chose que McCain n'aurait jamais pu faire, même en quatre ans. Rien que sur ce point, le changement est colossal ; rien que pour cette raison, il était nécessaire d'élire Obama. Cependant la situation actuelle est plus que périlleuse. Barack Obama va devoir gérer l'entrée dans une époque d'incertitudes et les tourments d'une Amérique menacée dans son identité même.

"Dans l’hypothèse plausible d’un monde post-communiste, l’Europe se reconstruira autour de l’Allemagne et l’Asie autour de la Chine. Les Etats-Unis se comporteront comme l’hégémon de Gramsci, mais découvriront progressivement que dominer n’est pas contrôler", avait écrit Raymond Aron en 1984 dans Les dernières années du siècle. Le problème vient précisément de ce que la réalisation de cette prophétie géniale touche à sa fin, et que derrière elle s'ouvre l'ère du vide.

Retour en arrière : le 9 novembre 1989, la chute du Mur de Berlin marque la fin du Soviétisme et le triomphe de ce qu'Attali appelle la "démocratie de marché". Francis Fukuyama élabore sa thèse de la "fin de l'histoire" : les valeurs américaines de démocratie, de liberté et d'économie de marché allaient pouvoir se répandre sans limites sur le reste du monde et les provinces de l'empire s'aligner sur l'ordre victorieux. L'idéologie reaganienne de dérégulation prétend devenir l'alpha et l'oméga de la gouvernance politique et économique. Il a fallu moins de vingt ans et deux évènements d'une profondeur encore mal comprise pour que ces deux théories ne volent en éclats.

Le 11 septembre 2001, c'est la domination politique des Etats-Unis et leur modèle de démocratie qui explosent en vol. La remise en question de valeurs que nous concevons comme universelles éclate de manière sanglante. Le 15 septembre 2008, date de la faillite de Lehman Brothers, se charge quant à lui de pulvériser le modèle économique qui prévalait jusque-là. L'idée de "main invisible" a fait son chemin, et les thèses libérales de Milton Friedman (que Michel Rocard aurait aimé voir jugé pour crimes contre l'humanité, eût-il été toujours vivant) s'effondrent. Le début du XXIe Siècle apparaît comme un épilogue tragique du "Siècle des Ténèbres" (Todorov).

Dans un perspective plus globale, c'est à une remise en question de l'ensemble de notre modèle de développement que nous assistons, modèle sur lequel les Etats-Unis ont construit leur hégémonie : l'image du colosse aux pieds d'argile commence à se dessiner. Les absurdités de ce modèle éclatent au grand jour, de plus en plus fréquemment et de plus en plus violemment : des séquences d'évènements en apparence désordonnés, lorsqu'ils sont regardés avec la bonne loupe, apparaissent comme les craquements d'un système à l'agonie. Comme l'explique Daniel Cohen dans Trois leçons sur la société post-industrielle, l'idée angélique d'une mondialisation permettant le partage des richesses et l'enrichissement des plus pauvres est fondamentalement flouée et n'a jamais correctement fonctionné. Il faudrait parler du pillage des richesses plutôt que de leur partage : historiquement, la mondialisation telle qu'elle a été menée a exacerbé les contrastes entre oppresseurs et opprimés au lieu de les résorber. Par ailleurs, en mettant une pression toujours plus accrue sur les ressources naturelles, la mondialisation augmente le prix des biens de première nécessité, acculant toujours plus de gens à la pauvreté, et prépare un désastre écologique. Ces contraintes insupportables taraudent le système et précipitent sa chute, qui aggravera "le sanglot de l'homme blanc" (Pascal Bruckner).

Dès lors, quel modèle adopter ? Une ère de tous les possibles s'installe de laquelle peut sortir le meilleur comme le pire, mais l'absence de tout modèle de remplacement rend cette période particulièrement anxiogène.
Depuis la fin des idéologies, aucun courant philosophique n'est apparu en mesure de proposer une alternative viable à la domination idéologique américaine, dont la conception de la démocratie reste l'horizon indépassable de la pensée politique et plus que jamais "le pire des systèmes, à l'exception de tous les autres". Face au vide laissé par l'implosion de l'URSS, les néoconservateurs avaient bien tenté de redéfinir le rôle des Etats-Unis, avec le succès que l'on sait. Mais à l'heure actuelle, le monde cherche toujours son Marx ou son Benjamin Constant : ce Siècle manque cruellement de Lumières...
Sur le plan économique, l'absence de toute idéologie alternative crédible à la main invisible est encore plus patente. Aucune pensée nouvelle ne peut pour l'instant se prévaloi d'avoir l'influence de celle d'Adam Smith, de Ricardo, de Marx ou de Keynes.

Ces considérations théoriques étant faites, revenons à notre sujet : pourquoi les Etats-Unis risquent-ils de déchanter après l'élection d'Obama ?

Par nécessité, l'Amérique - surendettée - va devoir se décharger temporairement de son rôle de gendarme du monde. Ce repli stratégique fera vaciller davantage le leadership américain, contribuant à rendre le monde moins sûr. Personne ne semble pour l'instant avoir les capacités ou l'ambition de succéder aux Etats-Unis, mais les choses peuvent basculer très vite : que la Chine soit amenée à liquider une partie de ses réserves en bons du trésor américain, par exemple, ou que le pétrole cesse d'être coté en dollars, et une crise sans précédent viendra balayer à jamais les restes de l'empire américain. On le voit, Barack Obama n'a pas toutes les cartes en main pour maintenir le leadership de son pays sur le reste du monde.

Intérieurement, puisqu'aucun modèle alternatif ne semble émerger, les Etats-Unis continueront de fonctionner bon an, mal an sur les ruines encore fumantes d'un système révolu. Mais à la situation économique désastreuse, qui laisse peu de marges de manoeuvre au nouveau président, s'ajoute la contrainte d'un changement complet de paradigme. Aux promesses généreuses qui risquent de se fracasser sur le roc inamovible de la réalité budgétaire, s'impose la nécessité impérieuse pour Obama de définir et de mettre en place ce nouveau paradigme. La tâche est de taille et à l'incompréhension d'une population voyant son modèle se lézarder, risque de s'ajouter la colère d'une nation dont la grandeur ne sera plus qu'un souvenir.

Barack Obama hérite donc d'une situation tendue qui pourrait le contraindre à réduire la voilure. Des évènements sur lesquels il n'a aucune prise pourraient bien le malmener davantage, alors que la nécessité de rebâtir le monde l'appellera ailleurs à la manoeuvre. Il fera sûrement beaucoup de déçus ; je ne le lui souhaite pas, mais c'est l'issue la plus probable. Au peuple américain de faire la part des choses.

1 commentaire:

Les parapluies de Bergen a dit…

"Au peuple américain de faire la part des choses."

C'est pas gagné...