mercredi 5 novembre 2008

Un moment d'histoire, heure par heure

10h. Une fois n'est pas coutume, j'arrive en avance en cours de stochastique et discute avec la prof. Sa famille est originaire d'Arménie, mais a émigré vers la Bulgarie (génocide?). Elle a grandi sous le régime communiste bulgare qu'elle a fui pour vivre aux Etats-Unis. "Quand j'entends Obama, m'explique-t-elle, ce n'est pas l'image de lendemains qui chantent qui me vient en tête mais plutôt le souvenir horrible d'un régime cauchemardesque". La perspective d'un président et d'un congrès dominés par les démocrates lui fait froid dans le dos. C'est la première personne que j'entends présenter de tels arguments d'ordre affectif contre Obama. Je me tais.

12h. Je vais voir le responsable du bureau de vote de Stanford qui s'occupe du stand où les votes par courrier sont collectés. Le truc a des allures de kermesse, avec sa tente et son drapeau.


Le bureau a été pris d'assaut dans la matinée par 2000 votants, mais les choses se calment à midi. Le type est étonné lorsque je lui explique que le tapage médiatique autour de l'élection a presque été plus grand en France qu'aux Etats-Unis ces derniers jours. Il me donne gentiment le petit sticker "I voted" que je colle fièrement sur mon pull.

(oui j'ai un bouc affreux, mais c'était pour Halloween...)

12h30. Je déjeune avec Alex qui me décrit les queues monstres dans les "precincts" ce matin à San Francisco. Mais ici, le campus est étrangement calme. Seuls les panneaux omniprésents rappellent quand même qu'aujourd'hui est jour d'élection. Les américains ne votent pas seulement pour élire le président : certains Etats renouvellent leurs sénateurs, leur gouverneur ou leur assemblée ; en outre il faut répondre à un tas de référendums sur différentes proposition au niveau de l'Etat (12 en Californie), du comté et de la ville ; enfin parfois on vote pour le Sheriff. Les panneaux ci-dessous invitent à rejeter la proposition 8, qui vise à supprimer le droit au mariage pour les homosexuels en Californie. La veille le maire de San Francisco, Gavin Newsom, est venu faire campagne sur le campus contre cette proposition. Si elle passe, ce sera la première fois dans l'histoire californienne qu'on revient sur des droits accordés au préalable (et elle est passée, par 52 contre 48%...).


Ca et là quelques fans d'Obama agitent leurs bannières. Bizarrement, on en voit beaucoup moins pour McCain.


On fait la queue devant le bookstore, car une glace Ben & Jerry's est offerte à chaque votant (enfin bon, pas besoin d'avoir voté pour en récupérer une, n'est-ce pas Julie ?).


Juste à côté, sur White Plaza, on peut entarter le candidat de son choix pour $2.50.


13h. J'essaie d'interviewer des ouvriers travaillant sur un chantier voisin en me faisant passer pour un journaliste du Stanford Daily. Ils ont l'air étonné qu'on leur demande leur avis, et surtout ils ont l'air en dehors de l'agitation ambiante. Ils n'ont pas grand chose à raconter. Le premier est un blanc américain, il a voté mais pour lui les enjeux ne sont pas différents de ceux des autres élections. Le second est un mexicain, il ne vote pas aux Etats-Unis mais de toute façon il n'aurait pas su quel candidat choisir, tout ça lui paraît bien lointain. Ca m'attriste.

15h. Je discute avec un franco-américain qui refuse d'aller voter, car son vote "ne changera rien". De toute façon il ne sait pas quel candidat choisir. "Obama il est dangereux, il a quand même tenu des propos très socialistes : il a dit qu'il était contre les délocalisations !" J'ai l'impression d'habiter sur une autre planète.

18h. Je sors d'office hours et me rue sur CNN. Peu de résultats pour l'instant, et on a l'impression que l'armada de consultants et d'analystes en tous genres est là pour meubler le temps entre deux pages de pubs. Ils ont l'air de beaucoup s'amuser avec leur système de graphiques interactifs à la pointe de la technologie.

18h30. Obama remporte l'Ohio, l'élection est pliée. Aucun républicain n'a jamais accédé à la Maison Blanche sans gagner l'Ohio. Un des analystes de CNN montre que même en attribuant tous les Etats restants à McCain sauf ceux de la côte Ouest (Californie, Oregon et Washington, dont on sait qu'ils voteront "blue"), celui-ci n'arrive pas au seuil fatidique de 270 grands électeurs. Devant moi, le supporter républicain avec qui je discutais auparavant est dépité.


19h30. Les uns après les autres, les journaux annoncent la victoire d'Obama. "President Obama", titre un Fox News incrédule. "Racial Barrier Falls", écrit le New-York Times. Je n'en suis pas si sûr. A cette heure, la carte des résultats ressemble à s'y méprendre à celle de la Guerre de Sécession : les Confédérés en rouge, les Yankees en bleu. Mais personne n'y prête attention.

20h30. Je suis interviewé par "Fréquence Banane", la radio étudiante de Lausanne qui m'interroge sur les questions d'environnement aux Etats-Unis. Plutôt marrant.

21h. On arrive juste à temps chez les Groviers pour le discours d'Obama, sur grand écran en prime. Le fantôme de Martin Luther King est en lui, c'est vibrant. Encore plus lorsqu'on regarde les visages dans la foule. On aime tous les happy endings.

22h30. J'arrive à San Francisco, à la recherche d'une fête démocrate. Pour l'instant, les rues de SoMa sont pleines, mais de SDF, comme d'habitude. Tous noirs. Aucun n'a l'air à la fête, et j'ignore s'ils sont au courant. Quelle différence, pour les laissés pour compte du changement ? Pourtant, j'ose croire que cette victoire est un peu pour eux aussi...

23h. Un mardi soir sur la Terre, dans un petit coin d'Union Square. C'est absolument magique. La foule n'est pas forcément très nombreuse, mais l'ambiance est inoubliable et chargée d'émotion. D'émotion et de soulagement, comme si tous sortaient d'un même cauchemar au même moment. Les cris de joie et les klaxons résonnent autour de moi ; la chorale gay entonne quelques chants pendant que, sur Powell, le Cable-Car tourne gratuitement et fait tinter sa cloche. Toute l'Amérique est là, réunifiée : des noirs, des blancs, des jaunes, des vieux et (surtout) des jeunes, des hommes, des femmes, des sans-abri, tous souriants jusqu'aux oreilles. Tous communient autour de l'élan et de la fierté retrouvés en scandant le nom d'Obama. Il y a un peu du 9 novembre 1989 dans tout ça.

L'Amérique d'hier pourrait être en train de célébrer la victoire à l'arrachée de son dogmatisme essouflé ; mais c'est l'Amérique de demain qui jubile et respire à pleins poumons. Le monde pourrait être en train de ruminer son ressentiment contre cette vieille Amérique impérialiste ; mais le concert des nations chante à l'unisson la promesse d'une nouvelle ère. C'est un moment d'histoire.


Un SDF m'accoste. Je lui donne mes derniers quarters, mais si j'avais eu $20 en poche je les lui aurais offert tellement je suis transporté par l'ambiance. Il me dit qu'il "habite" dans le quartier depuis plus de 30 ans et qu'il n'a jamais vu les gens aussi heureux sur Union Square - qui ce soir porte bien son nom. Il n'a plus rien à attendre de son pays, mais il est fier et heureux.


Sur Geary, je discute avec un second homeless qui s'est mis sur son 31 pour fêter ça. Lui aussi est, pour la première fois, fier de son pays. Il rigole quand je lui dis que la France aussi est heureuse ; puis il me demande pudiquement, au creux de l'oreille, une petite pièce.


Ce soir, cetains taxis roulent gratuitement pour les supporters d'Obama. Par le fenêtre, un homme exulte en agitant un portrait du nouveau président. Depuis quand un homme en turban n'avait-il pas chanté une ode à l'Amérique ? Ne serait-ce pas ça aussi, la magie Obama ?


0h30. Je repars pour Stanford avec les yeux qui pétillent. Je souris en entendant à la radio l'interview d'un sympathisant républicain qui se demande s'il va lui falloir acheter le Manifeste du Parti Communiste pour comprendre la future politique économique de son pays.
"Change we can believe in"... Effectivement, c'est certain, le changement est là !

[vidéo à venir, le temps de la monter...]

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Depuis quand on est "Thomas et Stéphanie" ? ;-) "Les gros" est une marque déposée, mais tu peux l'utiliser librement !

Stanford Psycho a dit…

Excuse moi ! Erreur réparée...

Louis-Marie Jacquelin a dit…

Je m'étais pas rendu compte que j'étais passé aussi près de la fin, et dire que je n'aurais pas pu survivre 24h de plus avec Bush à la présidence!

Stanford Psycho a dit…

Euh... c'est moi ou cette phrase ne veut pas dire grand chose ? :)

Unknown a dit…

Putain il faut que j'écrive un livre de théorie économique du genre "Socilism for dummies: everything you know to survive. Tips and Bons Plans"...
Ma fortune est faite!